Nulle part
Yasmina REZA
Mon avis
Une pensée. Bien mais pas marquant.
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Extraits
Elle dit, il y a d’un coté les vivants, de l’autre moi.
Elle dit, à ce seuil de douleur-là, l’être se défait. Je n’en reconnais pas en moi celle qui a perdu tout espoir. Qui est celle qui reste et qui est encore capable de parler ? Est ce qu’on est tous cette personne là, en fin de compte ? Qui n’a rien compris au sens de la vie ? Qui n’a plus que faire de tous les attributs, le goût, le sentiment ?
Une journée si mauvaise : je ne peux penser à la vie. Je suis atterrée. Je suis sans avenir. Je fais tous les gestes de la vie sans être vivante. Cette promenade. […] même te voir, ce n’est pas la vie. Même la mort ne me réconforte pas. Même me dire lâche prise, je m’en fous.
Elle dit, Dieu, je n’ai jamais pu y croire et je n’ai jamais pu ne pas y croire.
Je lui lis ces notes au téléphone. Elle me dit, j’aime la dernière phrase. Elle dit, le reste est lamentable. Surtout littéralement.
Le chagrin est très près de la joie.
Dans ce jardin public où mes parents sont apparus pour venir me chercher, eux qui ne venaient jamais me chercher nulle part, j’ai couru vers eux avec une telle joie, et cette disproportion de la joie était aussi un chagrin.
Où est l’enfance ? Des jours écoulés et vécus, il devrait de temps en temps jaillir une image lumineuse, une fulgurante réminiscence.
Mais rien ne surgit. Rien ne triomphe du désir d’oubli.
Je ne connais pas les langues, aucune langue, de mes pères, mères, ancêtres, je ne reconnais ni terre ni arbre, aucun sol ne fut le mien comme on dit je viens de là, il n’y a pas de sol où j’éprouverais la nostalgie brutale de l’enfance, pas de sol où écrire qui je suis, je ne sais pas de quelle sève je me suis nourrie, le mot natal n’existe pas, ni le mot exil, un mot pourtant que je crois connaître mais c’est faux, je ne connais pas de musique des commencements, de chansons, de berceuses, quand mes enfants étaient petits, je les berçais dans une langue inventée. D’où était mon père, mon père lui-même ne pouvait dire d’où il venait, de Tachkent, de Samarkand, que jamais il n’avait vus, de Moscou où il était né, d’Allemagne où il avait appris sa première langue oubliée plus tard, de nulle part dont il ait pu parler, dont il ait conservé traces sauf dans son corps, ses yeux et dans la brutalité de certaines manières. J’ai vu la ville de ma mère, j’ai entendu la langue de ma mère, il y a un pays qui s’appelle la Hongrie et qui était le sien, dont elle ne m’a rien dit et qui ne m’est rien. Je ne peux pas dresser la table comme ma mère, ma mère n’a jamais dressée de table, je ne sais pas faire ce que les mères font et qu’elles ont appris de leurs mères dans leur tradition, je n’ai pas de tradition, je n’ai pas de religion, je ne sais pas allumer les bougies, je en sais faire aucune fête, je ne sais raconter l’histoire de notre peuple, je ne savais même pas que j’avais un peuple. J’aime le nom des régions de France, j’aime les noms Creuse, Vendée, Haute-Marne, Franche-Comté et d’autres noms aussi, des royaumes de terres, des noms plus lointains que des pays et qui m’excluent, je n’ai pas de maison, de temps en temps je rêve d’une maison, pas d’une maison de vacances, mais d’une maison pour m’ensevelir. Je ne veux pas le bien-être mais l’austérité. Je rêve d’un refuge. Et je veux des collines et des bois pour marcher. La France, voila ce que c’est, ce que ce fut toujours, des noms d’endroits, de communes, ces havres inatteignables, ces cimetières de générations.
Je n’ai pas de racines, aucun sol n’est fiché en moi. Je n’ai pas d’origines. Quand je vois dans les journaux, iranienne, russe, juive, hongroise, ce sont des mots que j’ai dits. Il n’y a pas d’images, pas de lumières, d’odeurs, rien. Il n’y a même pas de photos.
Interrogée par moi sur son enfance, ma mère dit au moins dix fois dans la conversation qui l’ennuie : il faut tourner la page. Tourner la page revient sans que je parvienne jamais à voir cette page. Elle dit, on ne peut pas ruminer ce qu’on était, elle dit, c’est idiot d’avoir la nostalgie d’un monde qui n’existe plus.
Il n’y a aucun endroit que je regrette et écrivant cela, je ne pense aucun endroit précis, réel, je ne regrette que des temps et des lieux ignorés, je suis capable des plus violentes nostalgies pour des espaces où jamais je ne suis allée.
Combien de fois, au hasard de lectures, me suis-je dit : j’aurais aimé écrire ça ou j’aurai pu l’écrire, mais on dit j’aurais pu l’écrire en se referant à l’idée, pour ainsi dire jamais à l’expression même. L’extrait de Kertèsz me frappe comme pouvant être écrit par moi au mot près. Je crois n’être jamais tombée sur une telle correspondance, elle est d’autant plus étrange qu’il s’agit d’une réflexion intime, d’un aveu. Peut être que la seule différence réside dans ce dernier point. Seule, je ne l’aurais jamais écrit. Sans Kertèsz, cette relation au « Vilain Petit Canard » serait restée ensevelie dans la mémoire, avec les autres choses recouvertes et tues. La façon dont Imre Kertèsz rend compte de ce fait, au mot près de la façon dont j’aurai pu, si j’avais osé le transformer en matière, le formuler moi-même, m’oblige au dévoilement. Je ne puis sans réagir, laisser un autre exhumer un coin de mon existence. Car il y a une terre dure, piétinée, depuis des années, qu’il faudra peut-être un jour, si j’en ai la force et l’audace, retourner.
Peut on écrire comme un homme qui ne sait pas qu’on le regarde ?
J’ai déjà évoqué la poignante phrase de Barthes : « …savoir que ces choses que je vais écrire ne me feront jamais aimer de qui j’aime… »
C’est une illusion de croire que l’admiration puisse avoir un prolongement affectif.
Les gens qui peuvent dire mon pays souvent parlent d’un village, d’un coin, c’est toujours ça le pays de toute façon, un lieu inaugural, une parcelle, ça ne peut pas être trop vaste. Quelle différence y a-t-il entre les gens qui ont un coin et ceux qui n’en n’ont pas ? A quoi bon un lieu, une terre, des racines, puisque de toute façon - ? Il n’y a jamais eu de tombes, aucun endroit des morts.