Si c’est un homme
Primo LEVI

Mon avis

Comme on entend souvent les gens ronchonner qu’ils en bouffent tellement de la “question juive” que cela leur sort par le nez, je trouve que la quatrième de couverture exprime bien pourquoi “Si c’est un homme” vaut le coup d’être lu. Alors la voici :

“On est volontiers persuadé d’avoir lu beaucoup de choses à propos de l’holocauste, on est convaincu d’en savoir au moins autant. Et, convenons-en avec une sincérité égale au sentiment de la honte, quelquefois, devant l’accumulation, on a envie de crier grâce. C’est que l’on n’a pas encore entendu Levi analyser la nature complexe de l’état du malheur. Peu l’ont prouvé aussi bien que Levi, qui a l’air de nous retenir par les basques au bord du menaçant oubli : si la littérature n’est pas écrite pour rappeler les morts aux vivants, elle n’est que futilité (Angelo RINALDI).”

Mon avis personnel est que l’on pourra (IL LE FAUT TOUT DE MEME) lire tout ce que l’on veut sur le sujet, nous ne comprendrons jamais vraiment car nous ne l’avons tout simplement pas vécu, pas vu, donnant, pour nous, ainsi, à la question juive une forme presque abstraite, telle un film troublant vu la veille, tant l’horreur y prend une tournure perverse, insipide et Inconcevable. Comment imaginer qu’un humain soit capable de tant d’immoralité voir d’amoralité ? Comment déchiffrer l'acte d'un humain qui tue, frappe, torture, BRULE un autre humain, comme un vulguaire bout de papier ? COMMENT, BORDEL DE DIEU ????
Pourtant, on entend chaque jour des événements immoraux aux informations à la télévision. Et on fini par s’habituer à les entendre.
S'H-A-B-I-T-U-E-R.

Ce qui m’amene à ce que je viens de lire sur ce site :

“Aujourd’hui, le visiteur d’Auschwitz en ressortira vivant, lui !
Il sera imprégné à tout jamais du souvenir du plus effroyable génocide de tous les temps.
Heureusement, me direz-vous, ces horreurs font partie du passé et n’arrivent plus de nos jours…
…En êtes-vous si sur ?
Rwanda, Chine, Corée du Nord, Liberia…
Les camps de concentration existent toujours en l’an 2004.
Malheureusement, ils suscitent toujours aussi peu de réactions car la Liberté n’est pas cotée en bourse !”

Voila ! Personne ne pourra dire que c’est faux.
Je suis parfois gêné de vivre. J’ai honte de me plaindre alors qu’il n’y a rien dans ma vie qui me permette de le faire ni de le justifier. Je me dis, parfois, que cela ne ferait pas de mal de vivre, ne serait-ce qu’une heure, la vie de ces hommes dans les camps pour avoir une idée de ce qu’est le “MALHEUR” à l’état pur.

Les témoignages tel que celui de LEVI peuvent nous donner un ressenti terrifiant, mais ce ressenti ne perdurera pas comme à ceux qui l’on vécu et vu de leurs yeux. Bientôt cette génération (ce qu’il en reste) aura totalement disparu et il ne restera que les livres.
…mais qu’arrivera-t-il si quelqu’un décide de les brûler…à nouveau ?
Difficile de savourer les bons moments de la vie quand une telle idée traverse l’esprit ?

Je mets cet extrait du livre ici délibérément.

“Plus de 100 ans avant la guerre, HEINE, poète juif allemand, avait écrit :
Ceux qui brûlent les livres finissent tôt ou tard par brûler des hommes

Le passé et le présent m’inspirent de la honte. Le futur… de la peur.

Liens

Extraits

A l'égard des condamnés à mort, la tradition prévoit un cérémonial austère, qui marque bien que toute colère et toute passion sont désormais sans objet, et que l'accomplissement de la justice, n'étant qu'un triste devoir envers la société, peut admettre de la part d'un bourreau un sentiment de pitié envers la victime. Ainsi évite-t-on au condamné tout souci extérieur, il a droit à la solitude et, s'il le désire, à toute espèce de réconfort spirituel ; bref, on fait en sorte qu'il ne sente autour de lui ni haine ni arbitraire, mais la nécessite et la justice, et le pardon dont s'accompagne la punition. Mais nous, nous n'eûmes rien de tout cela, parce que nous étions trop nombreux et que le temps pressait. Et puis, finalement, de quoi aurions-nous du nous repentir ? Qu'avions-nous à nous faire pardonner ?


Chacun pris congé de la vie à sa façon. Certains prièrent, d'autres burent outre mesure, d'autres encore s'abandonnèrent à l'ivresse d'un ultime, inexprimable moment de passion. Mais les mères, elles mirent tout leurs soins à préparer la nourriture pour le voyage ; elle lavèrent les petits, firent les bagages, et à l'aube les barbelés étaient couverts de linge d'enfant qui séchait au vent ; et elles n'oublièrent ni les langes, ni les jouets, ni les coussins, ni les mille petites choses qu'elles connaissent si bien et dont les enfants ont toujours besoin. N'en feriez-vous pas autant vous aussi ? Si on devait vous tuer demain avec votre enfant, refuseriez-vous de lui donner à manger aujourd'hui ?


Avec la précision absurde à laquelle nous devions plus tard nous habituer, les allemands firent l'appel. A la fin, l'officier demanda : "Wieviel Stück ?" ; et le caporal répondit en claquant les talons que les "pièces" étaient au nombre de six cent cinquante.


C'est là que nous reçûmes les premiers coups : et la chose fut si inattendue, si insensée, que nous n'éprouvâmes nulle douleur ni dans le corps ni dans l'âme, mais seulement une profonde stupeur : comment pouvait-on frapper un homme sans colère ?


Nous découvrons tous tôt ou tard dans la vie que le bonheur parfait n'existe pas, mais bien peu sont ceux qui s'arrêtent à cette considération inverse qu'il n'y a pas non plus de malheur absolu. Les raisons qui empêchent le réalisation de ces deux états limites sont du même ordre : elles tiennent à la nature même de l'homme, qui répugne à tout infini. Ce qui s'oppose, c'est d'abord notre connaissance toujours imparfaite de l'avenir ; et cela s'appelle, selon le cas, espoir ou incertitude du lendemain. C'est aussi l'assurance de la mort, qui fixe un terme à la joie comme à la souffrance. Ce sont enfin les inévitables soucis matériels, qui, s'ils viennent troubler tout bonheur durable, sont aussi de continuels dérivatifs au malheur qui nous accable et, parce qu'ils le rendent intermittent, le rendent du même coup supportable. Ce sont justement les privations, les coups, le froid, la soif qui nous ont empêchés de sombrer dans un désespoir sans fond, pendant et après le voyage


Rare sont les hommes capables d'aller dignement à la mort, et ce ne sont pas toujours ceux auxquels on s'attendrait.bien peu savent se taire et respecter le silence d'autrui


Nous nous dîmes alors, en cette heure décisive, des choses qui ne se disent pas entre vivants. Nous nous dîmes adieu, et ce fut bref : chacun pris congé de la vie en prenant congé de l'autre.


L'obscurité retentit d'ordres hurlés dans une langue étrangère, et de ces aboiements barbares naturels aux allemands quand ils commandent, et qui semblent libérer une hargne séculaire.


En moins de dix minutes, je me trouvai faire partie du groupe des hommes valides. Ce qu'il advint des autres,femmes, enfants, vieillards, il nous fut impossible alors de le savoir ; la nuit les engloutit, purement et simplement. Aujourd'hui pourtant, nous savons que ce tri rapide et sommaire avait servi à juger si nous étions capables ou non de travailler utilement pour le Reich; nous savons que les camps de Buna-Monowitz et de Birkenau n'accueillirent respectivement que quatre-vingt-seize hommes et vingt-neuf femmes de notre convoi et que deux jours plus tard il ne restait de tous les autres - plus de cinq cents - aucun survivant. Nous savons aussi que même ce semblant de critère dans la discrimination entre ceux qui étaient reconnus aptes et ceux qui ne l'étaient pas ne fut pas toujours appliqué, et qu'un système plus expéditif fut adopté par la suite : on ouvrait les portières des wagons des deux côtés en même temps, sans avertir les nouveaux venus ni leur dire ce qu'il fallait faire. Ceux que le hasard faisait descendre du bon côté entraient dans le camp ; les autres finissaient à la chambre à gaz. " " Ainsi mourut la petite Emilia, âgée de trois ans, tant était évidente aux yeux des Allemands la nécessité historique de mettre à mort les enfants des juifs. Emilia, fille de l'ingénieur Aldo Levi de Milan, une enfant curieuse, ambitieuse, gaie, intelligente, à laquelle ses parents, au cours du voyage dans le wagon bondé, avaient réussi à faire prendre un bain dans une bassine de zinc, avec de l'eau tiède qu'un mécanicien allemand " dégénéré " avait consenti à prélever sur la réserve de la locomotive qui nous entraînait tous vers la mort. " " Ainsi disparurent en un instant, par traîtrise, nos femmes, nos parents, nos enfants. Presque personne n'eut le temps de leur dire adieu. Nous les aperçûmes un moment encore, telle une masse sombre à l'autre bout du quai, puis nous ne vîmes plus rien.


Il nous demande poliment si nous n'avons pas de l'argent, des montres à lui donner, puisque de toute façon nous n'en aurons plus besoin après. Ce n'est ni un ordre ni une consigne réglementaire, on voit bien que c'est une petite initiative personnelle de notre Charon. Le procédé éveille en nous la colère et le rire, et un étrange soulagement.


Nous sommes descendus, on nous a fait entrer dans une vaste pièce nue, à peine chauffée. Que nous avons soif! Le léger bruissement de l'eau dans les radiateurs nous rend fous nous n'avons rien bu depuis quatre jours. Il y a bien un robinet, mais un écriteau accroché au-dessus dit qu'il est interdit de boire parce que l'eau est polluée. C'est de la blague, aucun doute possible, on veut, se payer notre tête avec cet écriteau " ils " savent que nous mourons de soif, et ils nous mettent dans une chambre avec un robinet, et Wassertrinken verboten. Je bois résolument et invite les autres à en faire autant; mais il me faut recracher, l'eau est tiède, douceâtre et nauséabonde. C'est cela, l'enfer. Aujourd'hui, dans le monde actuel, l'enfer, ce doit être cela: une grande salle vide, et nous qui n'en pouvons plus d'être debout, et il y a un robinet qui goutte avec de l'eau qu'on ne peut pas boire, et nous qui attendons quelque chose qui ne peut être que terrible, et il ne se passe rien, il continue à ne rien se 'passer. Comment penser? On ne peut plus penser, c'est comme si on était déjà mort. Quelques-uns s'assoient par terre. Le temps passe goutte à goutte.


L'interprète interrogea l'allemand, et l'allemand, qui fumait toujours, le traversa du regard comme s'il était transparent, comme si personne n'avait parle.


Il est impossible d'aller plus bas : il n'existe pas, il n'est pas possible de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d'un homme. En un instant, dans une intuition quasi prophétique, la réalité nous apparaît : nous avons touché le fond. Il est impossible d'aller plus bas : il n'existe pas, il n'est pas possible de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Plus rien ne nous appartient : ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux ; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s'ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèveront jusqu'à notre nom : et si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour que derrière ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions, subsiste. Nous savons, en disant cela, que nous serons difficilement compris, et il est bon qu'il en soit ainsi. Mais que chacun considère en soi-même toute la valeur, toute la signification qui s'attache à la plus anodine de nos habitudes quotidiennes, aux mille petites choses qui nous appartiennent et que même le plus humble des mendiants possède : un mouchoir, une vieille lettre, la photographie d'un être cher. Ces choses-là font partie de nous presque autant que les membres de notre corps, et il n'est pas concevable en ce monde d'en être privé, qu'aussitôt nous ne trouvions à les remplacer par d'autres objets, d'autres parties de nous-mêmes qui veillent sur nos souvenirs et les font revivre. Qu'on imagine maintenant un homme privé non seulement des êtres qu'il aime, mais de sa maison, de ses habitudes, de ses vêtements, de tout enfin, littéralement de tout ce qu'il possède : ce sera un homme vide, réduit à la souffrance et au besoin, dénué de tout discernement, de toute dignité : car il n'est pas rare, quand on a tout perdu, de se perdre soi-même ; ce sera un homme dont on pourra décider de la vie ou de la mort, le cœur léger, sans aucune considération d'ordre humain, si ce n'est, tout au plus, le critère d'utilité. On comprendra alors le double sens du terme " camp d'extermination " et ce que nous entendons par l'expression " toucher le fond ".


le gros numéro par excellence est un individu bedonnant, docile et niais, à qui vous pouvez faire croire qu'à l'infirmerie on distribue des chaussures en cuir pour pieds sensibles, et qui est capable sur votre instigation d'y courir séance tenante en vous laissant sa gamelle de soupe "à garder"; vous pouvez lui vendre une cuillère pour trois rations de pain; vous pouvez même l'envoyer demander (comme cela m'est arrivé!) au Kapo le plus féroce du camp si c'est bien lui qui commande le Kartoffelschälkommando, le Kommando d'Epluchage de Patates, et s'il est possible de s'y faire enrôler.


Ici, on n'en sort que par la cheminée


Nous avons appris la valeur de la nourriture; nous aussi maintenant nous raclons soigneusement le fond de notre gamelle de soupe, et nous la tenons sous notre menton quand nous mangeons notre pain, pour ne pas en perdre une miette. A présent nous savons nous aussi qu'il y a une belle différence entre une louche de soupe prise sur le dessus de la marmite et une prise au fond, et nous sommes déjà en mesure de calculer, en fonction de la contenance des différents récipients, quelle est la meilleure place à prendre dans la queue.


Une douzaine de motifs seulement, qui se répètent tous les jours, matin et soir : des marches et des chansons populaires chères au cœur allemand. Elles sont gravées dans notre esprit et seront bien la dernière chose du Lager que nous oublierons ; car elles sont la voix du Lager, l'expression sensible de sa folie géométrique, de la détermination avec laquelle des hommes entreprirent de nous anéantir, de nous détruire en tant qu'homme avant de nous faire mourir lentement. […] Jamais les SS n'ont manqué l'une de ces parades d'entrées et de sorties. Quelle preuve plus tangible de leur victoire ?


Mais la procession nous réserve d'autres appréhensions; il est de règle que le dernier à utiliser le seau aille lui-même le vider aux latrines, comme il est de règle qu'après l'extinction des feux, personne ne sorte de la baraque autrement qu'en tenue de nuit (chemise et caleçon) et en signalant son numéro au garde. C'est donc tout naturellement que le garde cherche à dispenser de ce service ses propres amis, ses compatriotes et les prominents [individus privilégiés dans le vocabulaire des camps]. D'un autre côté, les vieux du camp ont les sens tellement aiguisés qu'ils sont miraculeusement capables, sans bouger de leur couchette, et en se basant simplement sur le son que rendent les parois du seau, de distinguer si le niveau a atteint ou non le seuil dangereux, parvenant ainsi à éviter presque à chaque fois la corvée de vidange. Il s'ensuit que les candidats au service du seau se réduisent à un tout petit nombre, tandis que le liquide à éliminer atteint au moins deux cents litres: une vingtaine de vidanges par nuit. Conclusion: aller au seau de nuit pour satisfaire un besoin pressant représente, pour nous les sans-expériences, les non privilégiés, un risque considérable. Le garde bondit de son coin sans crier gare, nous empoigne, gribouille notre numéro sur un bout de papier, nous donne le seau et une paire de socques, et nous pousse dehors, dans la neige, grelottants et ensommeillés. Il nous faut nous traîner jusqu'aux latrines: le seau, qui dégage une chaleur écœurante, cogne contre nos mollets nus, et comme il a été trop rempli, les secousses le font immanquablement déborder sur nos pieds; aussi, pour répugnante que soit la besogne, mieux vaut-il encore l'exécuter soi-même que de la voir confier à son voisin de couchette.


Je me mords profondément les lèvres ; nous savons tous, ici, qu'une petite douleur provoquée volontairement réussit à stimuler nos dernières réserves d'énergie. Les Kapos aussi le savent : il y a ceux qui nous frappent par pure bestialité, mais il en est d'autres qui, lorsque nous sommes chargés, le font avec une nuance de sollicitude, accompagnant leurs coups d'exhortations et d'encouragements, comme font les charretiers avec leurs braves petits chevaux.


La conviction que la vie a un but est profondément ancrée dans chaque fibre de l'homme, elle tient à la nature humaine. Les hommes libres donnent à ce but bien des noms différents, et s'interrogent inlassablement sur sa définition : mais pour nous la question est plus simple. Ici et maintenant, notre but, c'est d'arriver au printemps. Pour le moment, nous n'avons pas d'autre souci. Au-delà de cet objectif, point d'autre objectif pour le moment. Lorsqu'au petit matin, en rang sur la place de l'Appel, nous attendons interminablement l'heure de partir au travail, tandis que chaque souffle de vent pénètre sous nos vêtements et secoue de frissons violents nos corps sans défense, gris dans le gris qui nous entoure : aujourd'hui un peu plus tôt qu'hier ; aujourd'hui un peu plus chaud qu'hier ; d'ici deux moi, d'ici un mois, le froid nous laissera quelque répit et nous aurons un ennemi de moins. Aujourd'hui pour la première fois le soleil s'est levé vif et clair au-dessus de l'horizon de boue. C'est un soleil polonais, blanc, froid, lointain, qui ne réchauffe que la peau, mais lorsqu'il s'est dégagé des dernières brumes, un murmure a parcouru notre multitude incolore, et quand à mon tour j'ai senti la tiédeur à travers mes vêtements, j'ai compris qu'on pouvait adorer le soleil.


Car la nature humaine est ainsi faite, que les peines et les souffrances éprouvées simultanément ne s'additionnent pas totalement dans notre sensibilité, mais se dissimulent les unes derrière les autres, par ordre de grandeur décroissante selon les lois bien connues de la perspective. [...]Voilà pourquoi on entend dire si souvent dans la vie courante que l'homme est perpétuellement insatisfait : en réalité, bien plus que l'incapacité de l'homme à atteindre à la sérénité absolue, cette opinion révèle combien nous connaissons mal la nature complexe de l'état de malheur, et combien nous nous trompons en donnant à des causes multiples et hiérarchiquement subordonnées le nom unique de la cause principale , jusqu'au moment où, celle-ci venant à disparaître, nous découvrons avec une douloureuse surprise que derrière elle il y en a une autre, et même toute une série d'autres.


Nous somme persuadés en effet qu'aucune expérience humaine n'est dénuée de sens ni indigne d'analyse, et que bien au contraire l'univers particulier que nous décrivons ici peut servir à mettre en évidence des valeurs fondamentales, sinon toujours positives. Nous voudrions faire observer à quel point le Lager a été, aussi et à bien des égards, une gigantesque expérience biologique et sociale. Enfermez des milliers d'individus entre des barbelés, sans distinction d'âge, de condition sociale, d'origine, de langue, de culture et de moeurs, et soumettez-les à un mode de vie uniforme, contrôlable, identique pour tous et inférieur à tous les besoins: vous aurez là ce qu'il peut y avoir de plus rigoureux comme champ d'expérimentation, pour déterminer ce qu'il y a d'inné et ce qu'il y a d'acquis dans le comportement de l'homme confronté à la lutte pour la vie. Non que nous nous rendions à la conclusion un peu simpliste selon laquelle l'homme serait foncièrement brutal, égoïste et obtus dès lors que son comportement est affranchi des superstructures du monde civilisé, en vertu de quoi le Haftling ne serait que l'homme sans inhibitions. Nous pensons plutôt qu'on ne peut rien conclure à ce sujet, sinon que sous la pression harcelante des besoins et des souffrances physiques, bien des habitudes et bien des instincts sociaux disparaissent.


Si je pouvais résumer tout le mal de notre temps en une seule image, je choisirais cette vision qui m'est familière, celle d'un homme décharné, le front courbé et les épaules voûtées, dont le visage et les yeux ne reflètent nulle trace de pensée."


Ils sont le produit par excellence de la structure du Lager Allemand ". On leur offre une position privilégiée, des avantages et de bonnes chances de survie en exigeant en contrepartie qu'ils trahissent la solidarité les liants à leurs camarades.


Quand on travaille, chaque minute nous parcours douloureusement et demande à être laborieusement expulsée. Nous sommes toujours content d'attendre, nous sommes capable d'attendre pendant des heures, avec l'inertie totale et obtuse des araignées dans leurs vieilles toiles.


(...) Pour les civils, nous sommes des parias. Plus ou moins explicitement, et avec toutes les nuances qui vont du mépris à la commisération, les civils se disent que pour avoir été condamnés à une telle vie, pour en être réduits à de telles conditions, il faut que nous soyons souillés de quelque faute mystérieuse et irréparable. Ils nous entendent parler dans toutes sortes de langues qu'ils ne comprennent pas et qui leur semblent aussi grotesques que des cris d'animaux. Ils nous voient ignoblement asservis, sans cheveux, sans honneur et sans nom, chaque jour battus, chaque jour plus abjects, et jamais ils ne voient dans nos yeux le moindre signe de rébellion, ou de paix, ou de foi. Ils nous connaissent chapardeurs et sournois, boueux, loqueteux et faméliques, et, prenant l'effet pour la cause, nous jugent dignes de notre abjection. Qui pourrait distinguer nos visages les uns des autres? Pour eux, nous sommes " kazett ", neutre singulier. Bien entendu, cela n'empêche pas que beaucoup d'entre eux nous jettent de temps à autre un morceau de pain ou une pomme de terre, ou qu'ils nous confient leur gamelle à racler et à laver après la distribution de la " Zivilsuppe " au chantier. Mais s'ils le font: c'est surtout' pour se débarrasser d'un regard famélique un peu trop insistant, ou dans un accès momentané de pitié, ou tout bonnement pour le plaisir de nous voir accourir de tous côtés et nous disputer férocement le morceau, jusqu'à ce que le plus fort l'avale; et que tous les autres s'en repartent, dépités et claudicants. Or, entre Lorenzo et moi, il ne se passa rien de tout cela. A supposer qu'il y ait un sens à vouloir expliquer pourquoi ce fut justement moi, parmi des milliers d'autres êtres équivalents, qui pus résister à l'épreuve, je crois que c'est justement à Lorenzo que je dois d'être encore vivant aujourd'hui, non pas tant pour son aide matérielle que pour m'avoir constamment rappelé, par sa présence, par sa façon si simple et facile d'être bon, qu'il existait encore, en dehors du nôtre, un monde juste, des choses et des êtres encore purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n'avaient contaminés, qui étaient demeurés étrangers à la haine et à la peur; quelque chose d'indéfinissable, comme une lointaine possibilité de bonté, pour laquelle il valait la peine de se conserver vivant. Les personnages de ce récit ne sont pas des hommes. Leur humanité est morte, ou eux-mêmes l'ont ensevelie sous l'offense subie ou infligée à autrui. Les SS féroces et stupides, les Kapos, les politiques, les criminels, les Prominents grands et petits, et jusqu'aux Haftlinge, masse asservie et indifférenciée, tous les échelons de la hiérarchie dénaturée instaurée par les Allemands sont paradoxalement unis par une même désolation intérieure. Mais Lorenzo était un homme: son humanité était pure et intacte, il n'appartenait pas à ce monde de négation. C'est à Lorenzo que je dois de ne pas avoir oublié que moi aussi j'étais un homme.


Ce que nous appelons faim ne correspond en rien à la sensation qu'on peut avoir quand on a sauté un repas, de même notre façon d'avoir froid mériterait un mon particulier. Nous disons " faim ", nous disons " fatigue ", " peur ", et " douleur ", nous disons " hiver ", et en disant cela nous disons autre chose, des choses que ne peuvent exprimer les mots libres, créés par et pour des hommes libres qui vivent dans leur maison et connaissent la joie et la peine. Si les Lager avaient duré plus longtemps, ils auraient donné le jour à un langage d'une âpreté nouvelle ; celui qui nous manque pour expliquer ce que c'est que peiner tout le jour dans le vent, à une température au-dessous de zéro, avec pour tous vêtements, une chemise, des caleçons, une veste et un pantalon de toile, et dans le corps la faiblesse et la faim, et la conscience que la fin est proche.


Quand nous avons vu tomber les premiers flocons, nous nous sommes dit que si l'année dernière à pareille époque on nous avait dit que nous devions voir un autre hiver au Lager, nous serions allés toucher les barbelés électrifiés ; que nous devrions y aller maintenant même, si nous étions logiques, s'il n'y avait pas encore en nous, tout au fond, cet espoir fou, irraisonné, que nous n'osons nous avouer.


Peu à peu, le silence s'installe, et alors, du haut de ma couchette au troisième étage, je vois et j'entends le vieux Kuhn en train de prier, à haute voix, le calot sur la tête, balançant violemment le buste. Kuhn remercie Dieu de n'avoir pas été choisi [lors des sélections effectuées par les Kapos qui décident qui vivra, et qui mourra]. Kuhn est fou. Est-ce qu'il ne voit pas, dans la couchette voisine, Beppo le Grec, qui a vingt ans, et qui partira après-demain à la chambre à gaz, qui le sait, et qui reste allongé à regarder fixement l'ampoule, sans rien dire et sans plus penser à rien ? Est-ce qu'il ne sait pas, Kuhn, que la prochaine fois ce sera son tour ? Est-ce qu'il ne comprend pas que ce qui a eu lieu aujourd'hui est une abomination qu'aucune prière propitiatoire, aucun pardon, aucune expiation des coupables, rien enfin de ce que l'homme a le pouvoir de faire ne pourra jamais plus réparer ? Si j'étais Dieu, la prière de Kuhn, je la cracherais par terre.


Quand il pleut, on voudrait pouvoir pleurer. […] Si je pouvais faire dix pas sur la gauche, là sous le hangar, je serai a l'abris ; je me contenterais bien d'un sac pour me couvrir les épaules […] ou a la rigueur d'un bout de chiffon sec a glisser entre mon dos et ma chemise. J'y pense, entre deux coups de pelle, et je me persuade qu'un morceau de tissu sec serait vraiment un pur bonheur. Au point ou nous en sommes, il est impossible d'etre plus trempes ; il ne reste plus qu'a bouger le moins possible, et surtout a ne pas faire de mouvements nouveaux, pour eviter qu'une portion de peau restee seche n'entre inutilement en contact avec nos habits ruisselants et glaces. Encore faut-il s'estimer heureux qu'il n'y ait pas de vent. C'est curieux comme, d'une manière ou d'une autre, on a toujours l'impression qu'on a de la chance, qu'une circonstance quelconque, un petit rien parfois, nous empêche de nous laisser aller au désespoir et nous permet de vivre. […] On pense que si vraiment ce n'etait plus possible, si vraiment on n'avait plus rien dans le cœur que souffrance et degout, comme il arrive parfois dans ces moment ou on croit toucher le fond, et bien, meme alors, on pense que si on veut, quand on veut, on peut toujours aller toucher la cloture electrifiee, ou se jeter sous un train en manœuvre. Et alors, il ne pluvrait plus.


Cette année est vite passée. L'année dernière, à la même heure, j'étais un homme libre : hors-la-loi, mais libre ; j'avais un nom et une famille, un esprit curieux et inquiet, un corps agile et sain. Je pensais à toutes sortes de choses très lointaines : à mon travail, à la fin de la guerre, au bien et au mal, à la nature des choses et aux lois qui gouvernent les actions des hommes; et aussi aux montagnes, aux chansons, à l'amour, à la musique, à la poésie. J'avais une confiance énorme, inébranlable et stupide dans la bienveillance du destin, et les mots " tuer " et " mourir " avaient pour moi un sens tout extérieur et littéraire. Mes journées étaient tristes et gaies, mais je les regrettais toutes, toutes étaient pleines et positives; l'avenir s'ouvrait devant moi comme une grande richesse. De ma vie d'alors il ne me reste plus aujourd'hui que la force d'endurer la faim et le froid ; je ne suis plus assez vivant pour être capable de me supprimer.


26 janvier. Nous appartenions à un monde de morts et de larves. La dernière trace de civilisation avait disparu autour de nous et en nous. L'oeuvre entreprise par les Allemands triomphants avait été portée à terme par les Allemands vaincus : ils avaient bel et bien fait de nous des bêtes. Celui qui tue est un homme, celui qui commet ou subit une injustice est un homme. Mais celui qui se laisse aller au point de partager son lit avec un cadavre, celui-là n'est pas un homme. Celui qui a attendu que son voisin finisse de mourir pour lui prendre un quart de pain, est, même s'il n'est pas fautif, plus éloigné du modèle de l'homme pensant que le plus fruste des Pygmées et le plus abominable des sadiques. Le sentiment de notre existence dépend pour une bonne part du regard que les autres portent sur nous : aussi peut-on qualifier de non humaine l'expérience de qui a vécu des jours où l'homme a été un objet aux yeux de l'homme. Et si nous nous en sommes sortis tous trois à peu près indemnes, nous devons nous en être mutuellement reconnaissants ; et c'est pour cela que mon amitié avec Charles résistera au temps.


APPENDICE Je n'ai pardonné à aucun des coupables, écrit-il, et jamais, ni maintenant ni dans l'avenir, je ne leur pardonnerai, à moins qu'il ne s'agisse de quelqu'un qui ait prouvé qu'il est aujourd'hui conscient des fautes et des erreurs du fascisme, et qu'il est résolu à les condamner et à les extirper de sa propre conscience et de celle des autres. Dans ce cas-là, alors, oui, bien que non chrétien, je suis prêt à pardonner, à suivre le précepte juif et chrétien qui engage à pardonner à son ennemi; mais un ennemi qui se repent n'est plus un ennemi. Certes, il n'est pas facile d'échapper à tous les conditionnements, mais du moins peut-on choisir le conditionnement que l'on préfère. On a invente au cours des siècles des morts plus cruelles, mais aucune n'a jamais été aussi lourde de haine et de mépris. Chacun sait que l'œuvre d'extermination atteignit une ampleur considérable. Bien qu'ils fussent engagés dans une guerre très dure, et qui plus est devenue défensive, les nazis y déployèrent une hâte inexplicable : les convois des victimes à envoyer aux chambres à gaz ou à évacuer des Lager proches du front, avaient la priorité sur les trains militaires. Si l'extermination ne fut pas portée à terme, c'est seulement parce que l'Allemagne fut vaincue, mais le testament politique dicté par Hitler quelques heures avant son suicide, à quelques mètres de distance des russes, s'achevait sur ces mots : "avant tout, j'ordonne au gouvernement et au peuple allemand de continuer à appliquer strictement les lois raciales, et de combattre inexorablement l'empoisonneuse de toutes les nations, la juiverie internationale." […] On ne peut pas, me semble-t-il, expliquer un phénomène historique en en attribuant toute la responsabilité à un seul individu (ceux qui ont exécuté des ordres contre nature ne sont pas innocents!) […] Peut-être que ce qui s'est passé ne peut pas être compris, et même ne doit pas être compris, dans la mesure où comprendre, c'est presque justifier. En effet, " comprendre " la décision ou la conduite de quelqu'un, cela veut dire (et c'est aussi le sens étymologique du mot) les mettre en soi, mettre en soi celui qui en est responsable, se mettre à sa place, s'identifier à lui. Eh bien, aucun homme normal ne pourra jamais s'identifier à Hitler, à Himmler, à Goebbels, à Eichmann, à tant d'autres encore. […] Dans la haine nazie, il n'y a rien de rationnel : c'est une haine qui n'est pas en nous, qui est étrangère à l'homme, c'est un fruit vénéneux issu de la funeste souche du fascisme, et qui est en même temps au-dehors et au-delà du fascisme même. Nous ne pouvons pas la comprendre; mais nous pouvons et nous devons comprendre d'où elle est issue, et nous tenir sur nos gardes. Si la comprendre est impossible, la connaître est nécessaire, parce que ce qui est arrivé peut recommencer, les consciences peuvent à nouveau être déviées et obscurcies: les nôtres aussi. C'est pourquoi nous avons tous le devoir de méditer sur ce qui s'est produit. Tous nous devons savoir, ou nous souvenir, que lorsqu'i1s parlaient en public, Hitler et Mussolini étaient crus, applaudis, admirés, adorés comme des dieux. C'étaient des " chefs charismatiques ", ils possédaient un mystérieux pouvoir de séduction qui ne devait rien à la crédibilité ou à la justesse des propos qu'ils tenaient mais qui venait de la façon suggestive dont ils les tenaient, à leur éloquence, à leur faconde d'histrions, peut-être innée, peut-être patiemment étudiée et mise au point. Les idées qu'ils proclamaient n'étaient pas toujours les mêmes et étaient en général aberrantes, stupides ou cruelles ; et pourtant ils furent acclamés et suivis jusqu'à leur mort par des milliers de fidèles. Il faut rappeler que ces fidèles, et parmi eux les exécuteurs zélés d'ordres inhumains, n'étaient pas des bourreaux-nés, ce n'étaient pas - sauf rares exceptions - des monstres, c'étaient des hommes quelconques. Les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux; ceux qui sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter, comme Eichmann, comme Höss, le commandant d'Auschwitz, comme Stangl, le commandant de Treblinka, comme, vingt ans après, les militaires français qui tuèrent en Algérie, et comme, trente ans après, les militaires américains qui tuèrent au Viêt-nam. Il faut donc nous méfier de ceux qui cherchent à nous convaincre par d'autres voies que par la raison, autrement dit des chefs charismatiques : nous devons bien peser notre décision avant de déléguer à quelqu'un d'autre le pouvoir de juger et de vouloir à notre place. Puisqu'il est difficile de distinguer les vrais prophètes des faux, méfions-nous de tous les prophètes ; il vaut mieux renoncer aux vérités révélées, même si elles nous transportent par leur simplicité et par leur éclat, même si nous les trouvons commodes parce qu'on les a gratis. Il vaut mieux se contenter d'autres vérités plus modestes et moins enthousiasmantes, de celles que l'on conquiert laborieusement, progressivement et sans brûler les étapes, par l'étude, la discussion et le raisonnement, et qui peuvent être vérifiées et démontrées. Bien entendu, cette recette est trop simple pour pouvoir s'appliquer à tous les cas : il se peut qu'un nouveau fascisme, avec son cortège d'intolérance, d'abus et de servitude, naisse hors de notre pays et y soit importé, peut-être subrepticement et camouflé sous d'autres noms ; ou qu'il se déchaîne de l'intérieur avec une violence capable de renverser toutes les barrières. Alors, les conseils de sagesse ne servent plus, et il faut trouver la force de résister : en cela aussi, le souvenir de ce qui s'est passé au coeur de l'Europe, il n'y a pas si longtemps, peut être une aide et un avertissement.