Un instant d’abandon
Philippe BESSON

Mon avis

Impossible de ne pas reconnaître ce style d’écriture. Cette ambiance ressemble à celle d’Océan mer de BARICCO. Il nous emporte dans un autre monde. Dans un autre univers. Dans une ambiance paisible et déchirante à la fois. Une tempête de sentiments et les sensations dites à travers le silence. Un dépaysement du bruit. Un vide plus remplit que n’importe quel plein. Mais où allez vous donc chercher les émotions si loin Mr BESSON ? Comment arrivez-vous si bien à les transcrire à travers cette douceur brutale ? Qu’y a-t-il dans votre coeur et dans votre esprit qui manque à beaucoup ?

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Extraits

Je n'ai pas d'âge. Les années ont passé, je les ai perdues. Si je ne devais compter que les années heureuses, je serais encore un enfant.


Les femmes […], elles attendent que les journées s'écoulent, […] elles sont bienheureuses d'avoir trouvé un homme, un qui a bien voulu les épouser, elles plaignent celles qui restent seules, et qui meurent seules à Falmouth, elles savent que la solitude de ces femmes-là doit être sans fond puisque la leur est déjà presque impensable.


Les hommes d'ici ne sont pas très causants. […] Ils ne se confient pas volontiers, sûr, ce sont des êtres de peu de mots, de peu de gestes. Ils marchent à l'économie. Des sentiments aussi, ils sont économes.


[…] Avec son pauvre visage blême, ses joues creusées par les larmes, et l'air apeuré de ceux qu'on a précipité dans une histoire plus grande qu'eux.


Je reviens avec mon chagrin, ce désespoir qui ne faiblit pas, cet accablement imbattable, une désolation qui ne se dit pas. C'est sur moi, la misère absolue. Impossible de la manquer, de ne pas l'apercevoir. Ca éclate, ça déborde, c'est dans chacun de mes gestes, dans la lenteur encore plus grande de mes pas, oui, dans cette névralgie de la démarche. C'est dans le regard aussi, inratable.


Au matin, c'est autre chose. C'est une autre lumière. Grise. Elle pénètre difficilement dans la maison close, tamisée par la saleté inouïe des carreaux, se pose sur mes joues où une barbe a poussé. Elle n'est pas une chaleur, plutôt un signal, celui qu'il est temps de se réveiller, de revenir parmi les vivants, d'entrer dans la photo du monde. Je suis perclus de courbatures, tous mes membres sont endoloris. Comme si on m'avait roué de coups. Je ne serais pas surpris de retrouver mon corps couvert de bleus, d'ecchymoses. Mais la peau est blanche, sèche. L'armature fonctionne encore. En apparence, tout est normal. Instinctivement, l'espace d'une seconde, je guette une présence, quelqu'un ou quelque chose qui me serait familier. Cette seconde me heurte violemment, elle pourrait m'envoyer valser dans le décor, parce qu'elle échappe à mon contrôle, parce qu'elle existe en dehors de moi, parce qu'elle est celle du plus compact des désarrois.


Je chemine le long de la falaise, enivré par une sensation de vertige. Ma tête tourne un peu, je dispose mes bras à l'horizontale pour ne pas perdre l'équilibre. Je dois ressembler à un fou dans cette position. Ou à un enfant.


Lorsque j'ai rejoint Marianne dans sa chambre, […] elle a signalé que la ressemblance était frappante. J'ignorais de quoi elle parlait. Je me suis rendu compte que je n'avais pas regardé le bébé comme un être humain, mais seulement comme un tracas, un embarras. Plus tard, j'ai appris que c'était à moi que l'enfant était supposé ressembler. J'ai mieux compris rétrospectivement ce que je ne souhaitais pas voir.


[…] En vérité, je mesure le temps qui s'est écoulé. Je contemple ma vie d'avant comme si des siècles me séparaient de l'instant présent. Il me semble me souvenir d'un autre. Ce n'est pas nécessairement une sensation désagréable. J'ai simplement la conscience d'un gâchis et des années perdues.


Le thé refroidit un peu dans ma tasse pendant que lui ingurgite le sien bouillant. Rajiv a des mouvements lents, sûrs, délicats. Il ne se dépense pas inutilement. Je pense qu'en effet, il est un individu qui vise juste.


Marianne et moi, nous n'avions rien à échanger, ni rien à faire ensemble. Je crois que cela a été vrai des le commencement et qu'il nous a fallu des années pour l'admettre, et en accepter les conséquences. […] Toute l'ambiguïté originelle de nos noces, cet empressement que nous avons mis à nous marier, comme s'il fallait ne pas perdre de temps à se poser des questions, cette évidence que nous n'avons pas discutée, cette prédestination dont tout le monde nous rabattait les oreilles, tout cela s'est dissipé et, un matin, nous nous sommes retrouvés seuls, l'un face à l'autre. "Savez-vous ce que c'est ce sentiment de la solitude au sein du couple ?" C'est pire qu'un délaissement : Un retranchement.


J'aurais pu me supprimer, j'y ai honnêtement pensé. C'est le courage qui m'a manqué. Au fond je ne suis encore vivant que parce que je suis lâche. Oui, le véritable ennemi du suicide, c'est la couardise, bien sur. Et son bras armé, ce serait quelque chose comme la lucidité, non ? A moins que le suicide ne soit rien d'autre que quelques secondes d'une fatigue trop lourde.


Je songe à la dette que nous ne finissons pas d'acquitter à l'enfance, à la jeunesse perdue et que nous embellissons précisément parce qu'elle est perdue, aux moments de l'innocence et des possibles dont nous nourrissons le regret.


Betty se tient debout derrière son comptoir. Elle feuillette un magazine. Elle ne me remarque pas. Je l'observe sans qu'elle s'en doute. J'aime cette posture des femmes qui tournent distraitement les pages d'un magazine, qui ont cet air faussement concentré, absent au monde, qui rêvassent plus qu'elles ne lisent, qui vagabondent là où nul homme n'est en mesure de les rejoindre, qui sont belles parce qu'elles ne sont pas apprêtées, qui ont du charme parce qu'elles ne cherchent pas à séduire, qui sont détendues parce qu'elles sont inattentives.


Ce qu'elle a remarqué en premier chez moi, c'est cet air distant, cette indifférence, comme une nonchalance. Ca l'a poussée dans ma direction, ça ne l'a pas rebutée du tout. Elle ne se serait pas approchée d'un homme qui l'aurait reluquée, qui se serait exposé, vanté. De ces hommes qui portent leur virilité en bandoulière. Je me rappelle que Marianne avait été séduite par cela aussi. Je ne suis pas sur que ce soit bon signe…


Elle dit que la maigreur me va bien, cette fragilité de l'apparence. C'est comme une grâce selon elle, ou comme un reste d'enfance. Elle se méfie des hommes qui avait perdu