L'appareil-photo
Jean-Philippe TOUSSAINT
Mon avis
Ouai, pas mal mais bon...
Un de plus !
Un livre de plus de cette nouvelle génération de livres qui prennent une ou des scène(s) des plus anodine(s) pour la(les) décortiquer en profondeur à la manière poétique et mélancolique. Cette littérature est de plus en plus omniprésente dans la littérature contemporaine qui dénote bien une société en mal On finit par se lasser.
Liens
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Extraits
Du moment que j’avais un siège, moi, du reste, il ne me fallait pas dix secondes pour que je m’éclipse dans le monde délicieusement flou et régulier que me proposait en permanence mon esprit, et quand, ainsi épaulé par mon corps au repos, je m’étais chaudement retranché dans mes pensées, pour parvenir à m’en extraire, bonjour.
La pensée, me semblait-il, est un flux auquel il est bon de foutre la paix pour qu’il puisse s’épanouir dans l’ignorance de son propre écoulement et continuer d’affleurer naturellement en d’innombrables et merveilleuses ramifications qui finissent par converger mystérieusement vers un point immobile et fuyant. Que l’on désire , au passage, si cela nous chante, isoler une pensée, une seule, et l’ayant considérée et retournée dans tous les sens pour la contempler, que l’envie nous prenne de la travailler dans son esprit comme de la pâte à modeler, pourquoi pas, mais vouloir ensuite essayer de la formuler est aussi décevant, in fine, que le résultat d’une précipitation, où, autant la floculation peut paraître miraculeuse, autant le précipité chimique semble pauvre et pitoyable, petit dépôt poudreux sur une lamelle d’expérimentation. Non, mieux vaut laisser la pensée vaquer en paix à ses sereines occupations et, faisant mine de s’en désintéresser, se laisser doucement bercer par son murmure pour tendre sans bruit vers la connaissance de ce qui est. Tel était en tout cas, pour l’heure, ma ligne de conduite.
Il m’avait pris en grippe assez vite, cet homme, mais cultivait ma voisine de toutes sortes d’assiduités, l’entraînant à l’écart pour lui prodiguer quelques conseils et l’entretenir de diverses questions en lui prenant l’épaule, offrant le spectacle répugnant de sa courte main poilue dont un des doigts enculait une chevalière malaxant négligemment son adorable épaule.
Je sorti de la cabine finalement, toujours aussi pensif (je serai plutôt un gros penseur, oui), et refermant la porte derrière moi, je me dirigeai vers la rangée de miroirs des lavabos. Je m’étais mis une main devant la bouche, dans une pause qui semblait avantageuse, et considérais dubitativement l’air impénétrable que j’avais cru bon d’affecter pour me regarder (regard dur, expression implacable)….
La pluie me semblait être une image du cours de la pensée, fixe un instant dans la lumière et disparaissant en même temps pour se succéder à elle-même. Car qu’est ce que penser – si ce n’est à autre chose ? C’est le cours qui est beau, oui, c’est le cours, et son murmure qui chemine hors du boucan du monde. Que l’on tache d’arrêter la pensée pour en exprimer le contenu au grand jour, on aura, comment dire, comment ne pas dire plutôt, pour préserver le tremblé ouvert des contours insaisissables, on aura rien, de l’eau entre les doigts, quelques gouttes vidées de grâce brûlées dans la lumière. C’était la nuit maintenant dans mon esprit, j’étais seul dans la pénombre de la cabine et je pensais, apaisé des tourments du dehors. Les conditions les plus douces pour penser, en effet, les moments où la pensée se laisse les plus volontiers couler dans les méandres réguliers de son cours, sont précisément les moments où, ayant provisoirement renoncé a se mesurer a une réalité qui semble inépuisable, les tensions commencent à décroître peu à peu, toutes les tensions accumulées pour se garder des blessures qui menacent – et j’en savais des infimes -, et que, seul dans un endroit clos, seul et suivant le cours de ses pensées dans le soulagement naissant, on passe progressivement de la difficulté de vivre au désespoir d’être.
...j’avais une conscience particulièrement aigue de cet instant comme il peut arriver quand, traversant des lieux transitoires et continûment passagers, plus aucun repère connu ne vient soutenir l’esprit. L’endroit où je me trouvais s’était peu à peu dissipé de ma conscience et je fus un instant idéalement nulle part, si ce n’est immobile dans mon esprit, avec le lieu que je venais de quitter qui disparaissait lentement de ma mémoire et celui qui approchait dont j’étais encore loin.
Assis dans l’obscurité de la cabine, mon manteau serré autour de moi, je ne bougeais plus et je pensais. Je pensais oui, et lorsque je pensais, les yeux fermes et le corps à l’abri, je simulais une autre vie, identique à la vie dans ses formes et son souffle, sa respiration et son rythme, une vie en tout point comparable à la vie, mais sans blessure imaginable, sans agression et sans douleur possible, lointaine, une vie détaché qui s’épanouissait dans les décombres extenuées de la réalité extérieure, et où une réalité tout autre, intérieure et docile, prenait la mesure de la douceur de chaque instant qui passait, et ce n’était guère des mots qui me venaient alors, ni des images, peu de sons si ce n’est le même murmure familier, mais des formes en mouvement qui suivaient leur cours dans mon esprit comme le mouvement même du temps, avec la même évidence infinie et sereine, formes tremblantes aux contours insaisissables que je laissais s’écouler en moi en silence dans le calme et la douceur d’un flux inutile et grandiose.
[…]
Les heures s’écoulaient dans une douceur égale et mes pensées continuaient d’entretenir un réseau de relations sensuelles et fluides comme si elles obéissaient en permanence à un jeu de forces mystérieuses et complexes qui venaient parfois les stabiliser en un point presque palpable de mon esprit et parfois les faisant lutter un instant contre le courant pour reprendre aussitôt leur cours à l’infini dans le silence apaisé de mon esprit.