Le Libraire
Régis de Sà Moreira

Mon avis

C'est bon de lire des livres hors du monde. Un rêveur, l'auteur ne peut-être qu'un doux rêveur un peu fou...

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Extraits

Le libraire avait perdu ses amis le triste jour où il avait découvert qu'il était devenu pour eux un sujet de conversation.
Plus exactement, le libraire s'était, ce jour-là, rendu compte qu'il avait perdu ses amis.
Quelques mots maladroits, des expressions trop identiques, des conseils ou des reproches étrangement rapprochés avaient peu à peu fait découvrir cela au libraire.
[…]
Aussi avait-il compris qu'il avait perdu ses amis. Ceux-là mêmes qui continuaient d'aborder dans leurs conversations le sujet du libraire pour s'étonner ensemble de son éloignement.


Lorsqu'il était plus jeune, c'est-à-dire plus jeune qu'il ne l'était maintenant, car il était assez jeune, la devise du libraire avait été "un client, un café", mais avec la réussite (plus de dix clients par jour), les tremblements, les mains moites et les nuits d'insomnie avaient eu raison de sa devise. Et puis, les tisanes, malgré leur goût discutable, présentaient, tout comme les clients, une plus grande variété.


Le libraire refusait de vendre de la merde.
"Mais qui était-il pour décider ainsi de la merde ?", lui faisait-on parfois, et pas toujours si poliment, comprendre.
Eh bien, il était le libraire.
Et ça lui semblait suffisant.
Les gens mécontents n'avaient qu'à se rendre dans l'une ou l'autre des nombreuses librairies de la ville, ou bien aller s'ouvrir leurs propres librairies, se vendre et s'acheter leurs merdes, le libraire ne voyait pas pourquoi ce serait à lui de le faire. Lui refusait la merde.
Dire que c'était la raison pour laquelle sa librairie n'était pas la plus fréquentée aurait été un peu rapide.
"C'est tellement facile d'expliquer les choses par d'autres choses", se disait le libraire."
[…]
Le seul moyen qu'avait trouvé le libraire pour être certain qu'il ne vendait pas de la merde était de lire tous les livres qu'il mettait sur les étagères de sa librairie.
Le libraire passait donc son temps à lire.
Et quand il ne lisait pas, il continuait encore de lire.
Ou de relire.


Il rangea le livre sur les dauphins sur une étagère. Puis il se rappela quelque chose qu'il avait lu, le ressortit, retrouva la page qu'il cherchait et l'arracha avant de la glisser dans une enveloppe.
Le libraire n'avait plus d'amis mais il avait cinq frères et cinq sœurs. Pour lesquels il n'avait jamais été un sujet de conversation. Pour lesquels il avait été, tout au plus, un frère.
Eparpillés un peu partout dans le monde, à des milliers de kilomètres de la ville où se trouvait la librairie du libraire, ses frères et sœurs vivaient chacun leur vie et recevaient de temps en temps des pages arrachées à des livres.
Sans plus d'explication.
Ces pages étaient pour chacun et chacune différentes […]
Mais tous les lisaient.
Tous les lisaient.
Et le libraire savait que tous les lisaient.
Aussi, dés qu'une page d'un livre lui donnait envie de voir un de ses frères et sœurs, il l'arrachait et la lui envoyait.
Sans plus d'explications.
Puis le libraire portait le livre en question en haut de son escalier en colimaçon et le déposait dans la salle sans étagères.
Quand ses frères et sœurs s'étaient mis à faire des enfants, le libraire avait élargi ses arrachages de pages à tous ses neveux et à toutes ses nièces.
Il y avait, à ce moment-là de la carrière du libraire, une montagne de livres dépareillés à l'étage de sa librairie.
Le libraire se disait souvent que lorsqu'il mourrait, ses frères et sœurs et leurs enfant, réunis quelque part dans le monde pour fêter sa mort dans la tristesse et dans la joie, n'auraient qu'à rassembler toutes leurs pages arrachées pour fabriquer ensemble le livre du libraire. Et cela le réconfortait.


Le libraire se promena dans les allées de sa librairie.
Il prit au hasard un livre sur une étagère.
Il l'ouvrit à la première page, commença à lire, et sourit.
Il tourna la page, continua, se laissa glisser contre l'étagère jusqu'à s'asseoir par terre. Son sourire s'élargit.
Ce n'était pourtant pas un livre drôle, et même loin de là, mais c'était l'effet que les livres faisaient au libraire, et c'était d'ailleurs ce pourquoi il était devenu libraire.
Dès qu'il ouvrait un livre, le libraire était heureux.
Ou du moins, il se sentait bien.
C'était presque une joie d'enfant.
C'était aussi une faiblesse.
Il avait l'impression qu'on s'occupait de lui, qu'on prenait soin de lui.
Pour tout dire, lorsque le libraire lisait un livre, il avait le sentiment d'être aimé.


Car c'était ainsi qu'il la voyait : sa librairie était ouverte, un point c'est tout.
L'idée d'un client à la recherche désespérée d'un livre se retrouvant devant une porte fermée l'angoissait.
C'était une autre des particularités du libraire : il se sentait responsable.
C'était aussi pour ça qu'il était devenu libraire.


Le libraire avait disparu mais seules les trois femmes réunies auraient pu le faire réapparaître à nouveau.
N'étant pas lui-même, le libraire avait beaucoup de place pour les autres, ses livres d'abord, ses frères et sœurs ensuite, et enfin ses clients. Certains d'entre eux ne venaient à sa librairie que pour ça, pour cette disponibilité qu'avait le libraire et qui faisait qu'en entrant dans sa librairie, les clients entraient également en lui.
[…]
Le libraire faisait attention à ne pas laisser traîner les gens en lui.


Le libraire croyait à la vie après la mort et sa croyance était assez simple : il croyait simplement que chacun trouverait après la mort ce à quoi il avait cru.
Le libraire pensait que croire c'était créer.
Que ceux qui croyaient au paradis et à l'enfer, ainsi qu'à toutes les règles qui les dirigeraient vers l'un ou vers l'autre, trouveraient, et très exactement selon ces règles en lesquelles ils avaient cru, le paradis ou l'enfer.
Que ceux qui croyaient en la réincarnation, ainsi qu'à toutes les règles qui la détermineraient, trouveraient, et encore une fois selon ces règles que sans le savoir, en croyant, ils feraient exister, telle ou telle incarnation.
Que ceux qui croyaient au néant trouveraient le néant.
Que ceux qui ne croyaient en rien ne trouveraient rien.
Que ceux qui croyaient en autre chose, et la liste de ces choses était longue, trouveraient simplement cette chose en laquelle ils croyaient, qu'ils la craignent ou qu'ils l'espèrent, du moment qu'ils y croyaient, et toujours selon les règles qu'ils y ajoutaient.
Et que la liste des choses d'après la mort aurait exactement la même longueur que celle de ces croyances.


- Bonjour constance, dit le libraire en l'entendant.
- Salut…
- Que deviens-tu ?
[…]
- Ce que je suis, répondit-elle.
Le libraire la regarda avec admiration.


-Vous l'avez lu ?
-Oui, dit le libraire.
-Moi aussi, répondit le jeune homme.
Le libraire lui sourit. Le jeune homme prit confiance :
-Mais je l'ai offert à quelqu'un...à qui je n'aurais pas dû l'offrir.
-C'est difficile d'être sûr de ces choses-là, répondit le libraire.
-Oui, dit le jeune homme.
-Ne désespérez pas, dit encore le libraire. Certains livres sont à retardement...
Le jeune homme réfléchit.
-Certaines personnes aussi, répondit-il.
Le bras du libraire échappa alors à son contrôle et alla se poser sur l'épaule du jeune homme. Celui-ci ne remarque pas la différence.
Il sourit au libraire et attrapa le livre dans l'air
-Je vais lui offrir une deuxième fois.


Il était arrivé que le libraire avait lu une page d'un livre, page qu'il avait aussitôt arrachée, et qui n'était autre qu'un des enseignements dispensés par le tsar Andrei au jeune prince Andrei, son petit-fils:

"Lorsque vous écrivez une lettre, Prince, ou un message, quoi que ce soit que vous adressez à quelqu'un, lorsque vous l'avez terminé, que vous en êtes satisfait, demandez-vous toujours si vous pourriez l'envoyer au même moment à quelqu'un d'autre. Si vous n'auriez qu'à changer le nom, l'adresse. Si oui, oubliez cette lettre. Ça n'en est pas une. Vous racontez votre vie, Prince, vous n'écrivez pas à quelqu'un. Recommencez ou abandonnez.
Lorsque vous serez bien familier de cette pratique, que plus jamais vous n'enverrez de lettres qui n'en sont pas, et cela prendra du temps, une décision s'ouvrira à vous. Pesez-la avant de la prendre car elle est de conséquence. Mais vous la soupçonnez déjà, n'est-ce pas. Déjà, vous commencez à vous dire: Et si j'agissais de même avec mes paroles?
Imaginez, Prince. À chaque phrase que vous allez dire, que vous formulez, si vous vous demandiez: Pourrais-je la dire en ce même moment à quelqu'un d'autre? et si, au cas où effectivement vous le pourriez, vous ne la disiez pas. Et si vous vous taisiez...
Rares seraient sans doute vos paroles."

Le libraire n'avait pas même fini la lecture de la page qu'il avait déjà arraché pour l'envoyer à l'un de ses frères. La page qui se terminait ainsi:

"Mais il peut se passer autre chose, mon cher Prince. Il peut se passer qu'en changeant le nom, l'adresse, ou la personne, vous vous rendiez compte par hasard que c'était à quelqu'un d'autre que vous étiez sur le point d'écrire, ou de parler. Et qu'une fois ce nouveau nom, cette nouvelle adresse, cette nouvelle personne découverte, vous ne puissiez plus en changer.
Alors là, surtout, envoyez.
Alors là, surtout, parlez.
Car vous n'aurez jamais été si courageux."


C'est un scandale !… j'ai acheté ce livre il y a deux jours et il est déjà fini !