Le Prince des marées
Pat CONROY

Mon avis



Comme l’ombre du vent, il fait partie de ces livres desquels on n'a pas envie de se défaire, auxquels on s’est accroché.
Il est de ces livres desquels on a le sentiment d’emprunter l’histoire alors que c’est l’histoire qui s’introduit dans notre vie.
Une fois la dernière page tournée, la dernière phrase lue, alors que la digestion du conte va commencer et perdurer selon chacun dans le temps, le retour à la vie, de savoir que l’on ne pourra plus s’enfermer avec délectation dans son histoire, cela laisse un vide.
Il est de ces livres qui nous laissent un goût de mélancolie, une crampe à l’estomac comme après une rupture imposée par l'autre. L'autre ici, c'est le livre.
Il est de ces livres qui nous abandonnent comme un être cher et à qui on ne peut même pas en vouloir. Car on l’aime.
Il est de ces livres qu'on aime comme on aime une foutue personne.

Liens

Extraits

- Maman, il faut que tu viennes plus souvent, j’ai savouré quelques instants de vrai bonheur avant ton arrivée.


Nous marchâmes plusieurs minutes en silence, dans cette solitude troublante qui parfois s’installe chez les couples au moment le plus incongru. Ce n’était pas pour moi une sensation nouvelle ; j’avais un talent illimité pour faire des êtres chers qui m’aimaient le plus tendrement de parfaits étrangers.


Sallie me dit d’une voix tendre :
« Je ne sais pas ce qui s’est passé. Je ne sais pas ce qui est arrivé au battant que j’ai épousé.
- Si, tu sais, dis-je. Luke, voilà ce qui m’est arrivé ! »
Tout d’un coup elle m’étreignit fougueusement et m’embrassa sur la gorge mais, drapé de triomphale vertu, j’incarnais à la fois le zélateur et la lie de l’ego masculin ; avec la patriarcale rectitude du mâle bafoué, je fus incapable de lui rendre son baiser, ni de tirer le moindre profit de cet instant de grâce. Sallie ne fut point embrassée et rebroussa chemin dans le sable, en direction de notre maison.
Je me mis à dévaler la plage en courant. A foulées contrôlées et patientes d’abord, mais je ne tardai pas à forcer l’allure, me défoncer jusqu'à sprinter, me mettre en nage et chercher mon souffle. Si j’arrivais à meurtrir le corps, je ne verrai pas l’âme partir en morceaux.


Sur deux murs opposés étaient accrochés deux tableaux modernes et criards, à vous rendre schizophrène. On aurait dit des taches d’encre de Rorschach mises à germer dans un champ de lis. J’observai celui qui se trouvait derrière la secrétaire-réceptionniste avant d’ouvrir la bouche :
« Quelqu’un a vraiment donné de l’argent pour ce truc? demandais-je à la femme de race noire, digne et plutôt pincée, qui se trouvait assise derrière le bureau.
- Trois mille dollars. Le marchand de tableau a dit au Dr Lowenstein que c’était un vrai cadeau, dit-elle d’un ton glacial, sans lever les yeux.
- A votre avis, l’artiste, il s’est enfoncé un doigt au fond de la gorge pour dégobiller sur la toile ou bien il a utilisé de la peinture ?


Sur l’étagère supérieure, je repérai le second recueil de poésies de Savannah, Le Prince des Marées. Je l’ouvris à la page de garde et faillis pleurer en lisant ces mots. Mais il était bon de sentir monter ces larmes. Elles étaient la preuve qu’à l’intérieur de moi, au plus profond, où était scellée ma blessure corrompue, dans l’écorce amère et vulgaire de ma virilité, j’étais toujours en vie. Ma virilité ! Comme je détestais être un homme, avec ses responsabilités implacables, son compte de force sans faille, son gout stupide de la bravade. J’avais en horreur la force, le devoir, la permanence. Et j’appréhendais tant de voir mon amour de sœur avec ses poignets abimés, les tuyaux lui sortant du nez et les flacons de glucose suspendus au-dessus de son lit comme des embrayons de verre. Mais j’avais une conscience très claire de mon rôle à présent, je connaissais la tyrannie et le piège de l’état de mâle, et j’irais vers ma sœur tel un rempart de force, un roi vegetal parcourant les champs de notre terre partagée, les mains étincelantes de force pastorale, confiant dans la roue du temps qui passe, je chanterais sa régénérescence et lui apporterais le réconfort de mon discours de prof avec de bonnes nouvelles du roi des saisons. La force était mon talent à moi ; c’était aussi mon cinéma, et je suis certain que c’est ce qui finira par me tuer.


Dans les hôpitaux psychiatriques, aussi éclairés et humanistes soient-ils, les clés sont les insignes manifestes du pouvoir, les astérisques métalliques accréditent la liberté et la mobilité. La marche des filles de salle et des infirmières est accompagnée par l’aliénante cacophonie du tintement d’un trousseau de clés contre une cuisse, ponctuation du passage de ceux qui sont libres. Quand on se trouve en situation d’écouter ces clés sans en posséder une, on approche au plus près la compréhension de cette terreur blanche qui scelle le bannissement de tout commerce avec l’humanité. J’ai appris le secret des clés de l’un des poèmes de ma sœur, écrit d’une traite après sont premier internement.
[…]
Savannah était recroquevillée dans un coin, les bras serrés autour des genoux, la tête contre le mur. La chambre sentait le mélange d’excrément et d’ammoniaque, bouquet à la fois corrompu et familier qui avilit chaque heure de la longue journée des malades mentaux, parfum essentiel qui définit l’hôpital psychiatrique, façon américaine.
[…]
Ma sœur ne fit pas un geste. Son esprit avait été retranché de sa chair. Il y avait une immobilité minérale dans sa tranquillité, une divinité immaculée dans le noir général de sa catatonie. La catatonie m’est toujours apparue comme la version sublime de la psychose. Le vœu de silence procède d’une certaine intégrité et le renoncement au mouvement à quelque chose de sacré. C’est la forme la plus paisible du drame humain de l’âme brisée, une répétition solennelle et en costume de la mort. J’avais déjà vu ma sœur ne pas bouger et j’affrontai cette fois la situation en vétéran de son incurable silence.


Aucun fils ne peut supporter longtemps le poids et l’amplitude de la passion de substitution que lui voue sa propre mère. Peu de jeunes garçons pourtant savent résister à l’innocente séduction des avances maternelles. Il y a tant de douceur interdite à devenir l’amant chaste et clandestin de la femme de son père, tant de triomphe à être le démon rival qui échoit cet amour insupportablement tendre des femmes fragiles, dans les coins d’ombre de la maison du père. Et il n’y a rien de plus érotique au monde qu’un jeune garçon amoureux de la peau et du galbe maternels. C’est le plaisir exquis et proscrit par excellence. C’est aussi le plus naturel et le plus ravageur.


- Il est un seul crime pour lequel une femme ne peut espérer être pardonnée, dis-je. Aucun mari ne lui pardonnera jamais de l’avoir épousé. Le mâle américain est une masse tremblotante d’insécurité. Si une femme commet l’erreur de l’aimer, il lui fera payer très cher ce manque de goût. Je ne pense pas que les hommes puissent jamais pardonner aux femmes de leur porter un amour exclusif.
- Vous ne m’avez pas dit que Sallie avait une liaison, Tom ? dit-elle.
- Si, dis-je, et c’est amusant. Cela m’a permit de remarquer ma femme pour la première fois depuis plus d’un an. Il a fallu qu’elle cesse de m’aimer pour que je réalise à quel point je l’aimais.
- Avez-vous dit à votre femme que vous l’aimez ? demanda-t-elle en buvant son vin.
- Je suis un mari, Lowenstein, dis-je. Bien sur que non, je ne le lui ai pas dit.


Je ne pouvais pas entendre l’histoire du père de Susan sans frémir de honte à la pensée du mal que j’avais fait aux femmes de ma propre famille. Aux jours heureux, je dégoulinais d’amour comme une ruche volée suinte de bon miel. Mais dans les moments de douleur et de désarroi, je me retranchais dans une prison d’impénétrable solitude, et les femmes qui tentaient de m’atteindre là – toutes – battaient en retraite, horrifiées, tandis que je leur infligeais blessure sur blessure pour avoir osé m’aimer alors que je savais que mon amour à moi n’était que corruption. J’étais de ces hommes qui tuent leurs femmes avec lenteur. Mon amour était une forme de gangrène qui attaquait les tendres tissus de l’âme. J’avais une sœur qui avait tenté de se tuer et ne voulait pas me voir, une femme qui s’était trouvé un homme amoureux d’elle, des filles qui ne savaient rien de moi, et une mère qui en savait beaucoup trop. « Faut tout changer », me dis-je intérieurement…


Il est clair que mon père adorait ma mère, mais pour moi, les raisons pour lesquelles un homme se faisait une obligation de maltraiter ce qu’il aimait le plus au monde restaient opaques. Souvent, ma mère semblait n’avoir que du mépris pour tout ce que représentait mon père, mais ils avaient aussi des instants d’étrange complicité et je surprenais alors un regards tellement chargés de passion et de compréhension mutuelle que je rougissais de l’avoir involontairement partagé avec eux. Je me demandais comment j’en arriverai un jour à aimer une femme et, dans un mélange de plaisir et de terreur, je me disais que quelque part dans ce monde riait et chantait une fillette qui plus tard deviendrait ma femme.
[…]
Combien de mon père déverserais-je dans la vie de cette fille charmante ? Combien de ma mère ? Combien de jours faudrait-il pour que moi, Tom WINGO, fils de la tempête, je fasse taire à jamais son rire et ses chansons ? Combien de temps me faudrait-il pour mettre un terme à la danse de cette fille rieuse qui ne saurait rien des doutes et des imperfections que j’apportais à la tâche d’aimer une femme ? J’aimais l’image de cette fille bien longtemps avant de l’avoir rencontrée, et j’aurais voulu lui dire de se méfier du jour où j’entrerais dans sa vie. Quelque part dans la vaste Amérique, elle attendait de quitter son enfance, innocente de son destin. Elle ignorait qu’elle était lancée sur une trajectoire qui l’amènerait à heurter de plein fouet un garçon tellement abîmé et éberlué qu’elle passerait sa vie entière à tenter de comprendre à quoi était censé ressembler l’amour, comment il se manifestait entre deux êtres, comment il pouvait être vécu sans rage, ni larmes, ni sang. J’avais treize ans lorsque je décidai que cette fillette merveilleuse méritait mieux que moi…


- J’ignore si c’est une famille normale ou non, dis-je. Je sais seulement que c’est la seule famille dans laquelle j’ai jamais vecu.
- Une usine à dingues. Souviens-toi de ce que je te dis.


L'autre jour, je réfléchissais au temps. Pas à l'amour, mais au temps, et les deux sont liés, mais je ne suis pas assez maligne pour expliquer en quoi. J'ai été mariée à votre grand-père et Papa John pendant à peu près le même nombre d'années. Pourtant, quand je pense à ce qu'a été ma vie, j'ai l'impression de n'avoir été mariée à Papa John que pendant quelques jours. C'est ça mon bonheur avec lui. Avec votre grand-père j'ai l’impression d'être mariée depuis mille ans.


Rien ne mettait mes nerfs à pire épreuve, au point de me faire frôler la névrose, que l’hostilité silencieuse entre deux êtres qui s’adoraient.


Le sexe, ce vieux prédateur-niveleur, semant ses vilaines et glorieuses graines jusque dans les maisons de la culture et des privilèges... Qui pouvait dire quels monstrueux hybrides ou quelle mortelle orchidée s'épanouissaient dans ces salons feutrés ? Les fleurs de mon jardin à moi, une vanité sudiste uniformément banale et rabougrie, étaient déjà suffisamment hideuses. Je croyais ne plus jamais penser au sexe une fois que je serais marié ou, plus précisément, y penser exclusivement en relation avec ma femme. Mais le mariage n'avait été qu'une initiation à un monde terrifiant de fantasmes, terrifiant par la fureur de flambées soudaines, par les trahisons secrètes, par 1'incontrolable désir que suscitent toutes les belles femmes de cette terre. J'ai parcouru ce monde, brûlant d'amour pour des femmes inconnues, et je n'y pouvais rien. Dans ma tête, j'ai couché avec mille femmes. Dans les bras de ma femme, j'ai fait 1'amour à des beautés qui ne connaissaient même pas mon nom. J'ai vécu, aimé, souffert dans un monde dépourvu de réalité, mais qui existait pourtant dans quelque royaume fou, pas très loin de mes yeux. La boue, le satyre et la bête rugissaient et hurlaient dans le périmètre de mon oreille. Cette partie de moi me faisait horreur; je tremblais quand j'entendais le hennissement obscène d'autres hommes sujets à des fièvres semblables. Pour moi, baise égalait pouvoir, et je détestais le coin de mon être abritant cette vérité dangereuse et erronée. J'aspirais à la constance, à la pureté, à I'absolution. J'ajoutais au sexe un cadeau meurtrier. Toutes les femmes qui m'ont aimé, qui m'ont tenu sur leur poitrine, qui m'ont senti à 1'interieur d'elles, senti remuer en elles, murmurer leur nom, crier dans le noir, toutes, je les ai trahies en les transformant lentement et graduellement d'amantes en amies. Car si elles commençaient par être mes maîtresses, je faisais de toutes des soeurs à qui j'offrais les yeux de Savannah. Des que j'avais pénétré une femme, à ma grande horreur, j'entendais la voix de ma mère, et quand bien même ma partenaire criait : « Oui, oui encore ! », son oui n'atteignait jamais la puissance du « non » glacial de ma mère. J'introduisais ma mère dans mon lit toutes les nuits de ma vie, et je n'y pouvais rien changer.
Ces pensées me vinrent à I'improviste, presque malgré moi. Le sexe, me dis-je tandis que je regardais Susan Lowenstein revenir vers la terrasse avec nos deux verres de cognac, là était le coeur du problème de ma vie d'homme, ratée et conflictuelle.
[…]
En revanche, je ne trouve pas facile d'être moi, parce que cet étrange animal m'est inconnu. Voila, cette écœurante révélation devrait combler la plus scrupuleuse des psy.


- II n'y a qu'une seule chose qui soit vraiment difficile dans la condition masculine, docteur. Une seule. On ne nous apprend pas à aimer. C'est un secret auquel nous n'avons pas accès. Nous passons notre vie entière à chercher la personne qui pourra nous enseigner cette chose-là, et nous ne trouvons jamais. Les seuls êtres que nous soyons jamais capables d'aimer, ce sont d'autres hommes parce que nous comprenons la solitude engendrée par cette chose qui nous est refusée. Quand une femme nous aime, son amour nous terrasse, nous emplit d'horreur, nous laisse démunis et vaincus. Ce que les femmes ne comprennent pas, c'est que nous sommes dans I'incapacité de jamais leur rendre la pleine mesure de leur amour. Nous n'avons rien à donner. Nous n'avons jamais reçu la grâce de ce talent.


Voir Luke en larmes, c’était apprendre quelque chose de la mélancolie des rois, de la solennelle dignité du lion blessé, expulsé de son orgueil.


Ce soir-là, allongés sur le dos, sur le quai flottant, nous sentîmes le fleuve entier se gorger de la gran¬deur de la chose accomplie, tandis que ses eaux rencontraient les premiers frémissements marins. Baignés par la lumière chiche d'une nouvelle lune, nous distinguions toutes les étoiles qu'il avait plu à Dieu d'offrir au regard nu de 1'homme dans notre morceau d'univers. La Voie lactée formait un fleuve blanc de lumière, juste au-dessus de moi, et en levant une main devant mon visage, je pouvais effacer la moitié de ce fleuve d'étoiles de ma seule paume.


Le viol est un crime contre le sommeil et contre la mémoire ; I'image qui en reste s'imprime en négatif irréversible dans la chambre noire de nos rêves. Tout au long de notre vie, ces trois hommes morts, massacrés, nous enseigneraient encore et toujours la permanence, la terrifiante persistance qui accompagne une blessure à 1'anie. Nos corps guériraient, mais nos âmes avaient subi un dommage au-delà de toute réparation. La violence s'enracine profondément dans les coeurs; elle ignore les saisons ; elle est toujours à maturité, toujours prête.


J’appris que le silence pouvait être la forme la plus éloquente du mensonge.


Et tandis que j’applaudissais, je savais que là serait toujours mon fardeau, non pas dans le fait de ne point posséder de génie, mais dans celui d’en être pleinement conscient.


Toutes ces horloges sonnèrent neuf heures, alors que nous parlions dans la pénombre, et le sombre glas sonné par chaque pendule, dans chaque pièce de la maison, livra I'heure dans le langage imbécile des carillons. Je me demandai si c'était le propre des demeures de mourants de donner un tel relief à la présence des horloges.


- On arrête de jouer au pèquenot, protesta-t-elle. Tu avais promis. Est-ce parce que j'adore New York que tu la détestes autant ?
- Je ne sais pas, Savannah, dis-je en écoutant le chant des cigales se parler d'île en île. J'ai grandi dans une ville de six mille habitants sans réussir à être le citoyen le plus intéressant de la ville. Je n'étais même pas la personne la plus intéressante au sein de ma propre famille. Je n'ai pas été préparé" à une cité de huit millions d'habitants. Là-bas, quand je rentre dans une cabine téléphonique, il m'arrive de tomber sur une standardiste qui a plus de personnalité que moi. Je n'aime pas les villes qui me grognent : "Allez, bouge-toi le cul, Wingo", alors que je suis seulement sorti m'acheter un sandwich.


Mon père paraissait plus vieux, mais moi aussi. Dans son visage, je vis le visage de Luke. Dans mon visage, qu'il étudiait timidement, je sus qu'il devait voir celui de ma mère. Mon visage lui était devenu une blessure, mais aucun de nous deux n'y pouvait rien changer. Nous parlâmes sport, enseignement. Les longues saisons bien nettes du football, du basket-ball et du base-ball, qui ponctuaient toutes les années de notre vie, fournirent à ce fils, à ce père le seul langage d'amour qui put passer entre eux.
« Les Braves ne sont plus qu’à quatre jeux de la première place, Papa, dis-je comme nous passions le pont sur le Savannah.
— Va falloir que Niekro s'accroche sérieusement pour avoir la moindre chance. Aucun joueur, même dans les grandes équipes, ne peut rattraper son knuc-kleball1 quand il réussit à le faire valser correctement », répondit Papa, mais derrière la réponse, je perçus le cri brut, déchirant, du père qui tente maladroitement de mobiliser toutes les réserves d'amour qu'il peut avoir pour un fils. Un cri que j'entendis, c'était suffisant.