Les jours fragiles
Philippe BESSON

Mon avis

C'est du BESSON, nul doute !
On m'aurait fait lire ce livre sans me dire de qui il est, je l'aurait deviné, à coup sur. C'est cela qui fait la particularité de BESSON.

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Extraits

Quelques fois, les soirs d'une solitude trop lourde, quand les draps sont rugueux a mon corps inviolé, du tréfonds de mon ventre montent des convulsions intimes, des crampes qu'il me faut calmer. Je laisse alors mes doigts s'agripper à mes hanches et plonger là où la peau s'entrouvre, su cette blessure jamais effleurée, cette entaille jamais approchée et j'invente la figure de celui que j'autoriserais à s'en emparer.


Nous n'avons prévenu personne de son retour. Personne ne sait qu'Arthur est parmi nous. Personne. Je suis persuadée qu'il n'est pas enclin à revoir les faces ravagées par la vieillesse de ceux qui ont accompagné ses jeunes années, leurs mines rougeaudes et contrites, leurs carcasses alourdies par l'embourgeoisement paysan, ni à écouter leurs souvenirs faussement affectueux, leurs éclats de rires trop appuyés, cette vulgarité des médiocres.


J'ai hésité un peu avant de proposer à Arthur que nous feuilletions ensemble l'album de photographies de notre enfance. Je sais combien toute nostalgie le rebute et je redoute que cette évocation de nos jeunes années ne fasse qu'aggraver chez lui la sensation du temps enfui, qui ne se peut reconquérir. Je crains aussi que ce retour au passé ne rende plus pénible encore la réalité de son présent. Si je me lance pourtant, si je dépose le vieil album sur les draps propres du lit que j'ai refait alors qu'il se débarbouillait, c'est parce que je crois que le souvenir du bonheur ne fait de mal à personne.


Je m’emploie à lui faire la lecture. Je vois bien que je l’ennuie parfois et qu’il contemple le ciel par la fenêtre de la chambre alors que je lis, mais tant qu’il ne me prie pas de m’interrompre, je continue. Je l’aide à traverser les jours comme je peux.
Il profère des jurons lorsque je lui propose de la poésie. Il me crie qu’il refuse d’écouter pareilles balivernes. La poésie l’exaspère, le rend presque furieux. Je suppose qu’en manifestant une telle colère, c’est à son passé qu’il s’en prend, même s’il m’assure que ce sont les poèmes que je choisis qu’il exècre. Il a «pissé» sur ses vers autrefois, m’assure-t-il, et, s’il avait encore ses deux jambes valides, nul doute qu’il se dresserait sur elles et qu’il pisserait à nouveau sur ces «borborygmes indignes». Son mépris pour la médiocrité et la boursouflure n’est pas retombé. Ses injures en donne l’exacte mesure.

Même si je ne goûte pas ces insultes, qui heurtent mes oreilles, je l'écoute les vomir sans le faire taire parce qu'elles sont le signe que la vie ne l'a pas tout à fait abandonné.

Les romans que je lui présente lui paraissent trop sirupeux, trop féminins. Il n’a jamais prisé le romantisme. Et il déteste cette «littérature de l’instant», oubliée aussi vite que consommée. Il croit que l’Histoire ne sauvegarde que la gravité, le désespoir ou la mélancolie. La légèreté sera balayée selon lui. « L’eau de rose ne se conserve pas : on ne se souvient que du sang ».


Moi, je suis l'ignorante, l'ingénue, comprenez-vous. J'ai reçu de l'instruction mais je n'ai pas la connaissance des hommes, ni celle des choses du sexe. J'avance en âge mais je demeure une femme neuve, intacte. J'ai éprouvé la dureté du monde mais j'ai conservé l'innocence, l'espérance. Je chéris Dieu et mon frère mais je n'ai jamais ressenti la brûlure amoureuse. Je crois aux forces de l'esprit et je ne sais rien de la puissance des corps.


Quand on a fait l'expérience de la liberté, comment y renoncer ?


J'observe le docteur quand il ausculte, quand il palpe, quand il retourne. On ne sait s'il perce une énigme ou s'il manipule de la viande. Il y a chez lui du policier et du boucher.


Les médecins sont des hommes de science, pas des hommes de cœurs. C'est bardés de leur savoir, de leur érudition, mais sans le moindre ménagement qu'ils m'annoncent qu'Arthur est perdu.


Il ne guérira pas. Il ne guérira pas.
Je me répète, en moi-même, la terrible prédiction, l'insupportable sentence.
Devant lui, mes lèvres sont scellées. Lorsqu'il lui vient l'idée de m'observer minutieusement, comme s'il me détaillait, le rouge me monte vite aux joues, de la sueur perle à mon front, mes paupières s'affolent, je mordille mes lèvres, je masse mécaniquement mon bras gauche avec ma main droite. Tout mon corps est un aveu


Aujourd'hui, dans son délire, il a évoqué un nom : Djami. Il l'a répété plusieurs fois. Il a lancé : «Je dois retrouver Djami, là-bas, à Aden. » Une fois qu'il a recouvré ses esprits, je porte à sa connaissance les mots qu'il a prononcés tandis qu'il dormait. Il me confie que Djami est un jeune Abyssinien, vingt ans, silencieux, la peau brune, les yeux clairs. Il l'a rencontré au pied de l'affreux roc, au cœur de la fournaise.
Alors il est en mesure de me raconter l'histoire : «Avant lui, j'ignorais qu'un sentiment pouvait s'insinuer. Je croyais que c'était là, un jour, posé devant soi, comme une évidence indiscutable. Avec lui, c'est venu lentement, sans que je m'en rende compte. Je le croisais chaque jour, je le regardais à peine, rien ne me portait vers lui. Et, un matin, j'ai compris. Compris que sa présence était devenue un baume, que son absence était une brûlure. Un matin, à force de l'avoir à mes côtés, j'ai pris conscience que je ne serais plus capable de me passer de lui.
« II y a des hommes qui mettent une vie à devenir ce qu'ils sont : je suis de ceux-là. «Je m'étais pourtant juré qu'on ne m'y reprendrait plus. Tu n'imagines pas les résistances que j'ai dû vaincre, les inhibitions qu'il m'a fallu surmonter, les illusions que j'ai été contraint d'abandonner pour seulement m'accepter en amoureux.
« Non, Isabelle, je t'en prie, ne baisse pas les yeux, ne te compose pas cette mine dégoûtée. Tu dois m'écouter. Tu dois m'écouter maintenant. Je sais que notre mère t'a mise en garde contre « mes disgrâces », comme elle les appelle. Qu'elle m'a condamné pour m'être détourné de « ce qui n'est pas autorisé, approuvé par de bons et honnêtes parents », ainsi qu'elle l'a écrit à Verlaine. Mais il faut que tu comprennes que ce que je te raconte, c'est une histoire d'amour. « Et si toi, qui as été élevée dans une ferme, avec la bonne odeur de foin et la boue qui colle aux chaussures ; toi, qui as été jetée vers Dieu comme on précipite une portée de chiots morts à la rivière, dans un sac ; toi, qu'on a maintenue dans l'ignorance et la bigoterie; si toi tu consens à admettre une aventure humaine comme celle-ci, alors il existe des raisons de ne pas désespérer tout à fait.
« Voudras-tu me laisser un peu d'espoir ?
«Je t'assure que je croyais sincèrement en avoir terminé avec le désir, avec la chair, avec la douleur. Je n'espérais plus qu'en l'effort. J'avais annoncé mon intention de me marier, déjà.
Djami a fait exploser ce bel ordonnancement.
«Avec lui, j'ai redécouvert la ferveur, la fièvre, les incendies intérieurs. Et, dans le même mouvement, le grain merveilleux de sa peau, son sourire rare et fatigué, son attention apaisante, ses gestes économes, sa présence tranquille m'ont rassuré au-delà de ce que j'ai jamais recherché.
« Il était là alors qu'il n'y avait plus personne. Il a tout obtenu parce qu'il n'a rien demandé. Il a veillé sur moi comme un frère. Il a partagé ma couche.


Il est des incuriosités qui ressemblent à s'y méprendre à des abandons.


Quel aura été le moteur de cette vie ? Je serais bien en peine de le dire. Il a choisi tout de suite de conduire son existence à l'instinct, ne se fiant qu'au hasard, à l'envie du moment, à lui-même sans se préoccuper de donner un sens à son destin. Il s'est écarté des routes toute tracées, au gré de ses désirs ou de ses colères. S'il a cherché quelque chose, il n'a sans doute jamais su poser un nom su l'objet de cette quête.


J'ai accompagnée un vivant a la mort. Désormais, c'est ce disparu qui m'accompagne, sur le chemin qui reste à parcourir.