Les Racines du Mal
Maurice G. Dantec

Grand Prix de l'Imaginaire 1996, catégorie "Roman français"
Prix Rosny aîné 1996, catégorie "Roman"

Mon avis

Sympa mais j'avais espéré une fin un peu plus forte

Liens

Extraits

Je me suis efforcé de détacher les yeux de la poitrine qui s'était gonflée à ces mots, et d'oublier à quel point les consonances slaves de cette voix menaçaient à chaque fois l'équilibre thermodynamique de mon système nerveux.


La loi est censée être le bras séculier de la justice. Elle n'est souvent que la prothèse du pouvoir.


Je ne pourrais pas dire que le silence est retombé, car la salle était bourrée à craquer et le bruit infernal, mais en fin de compte, toute cette bande-son s'est délité dans un écho lointain.


Je crois que j'aurais donné tout l'or du monde pour pouvoir m'enfoncer discrètement au travers des étages.


Sa langue a couru sur le bord de ses lèvres pour nettoyer une goutte de liqueur, et mes yeux se sont instinctivement attardés sur le spectacle.


J'ai déjeuné tranquillement, face à une sorte de double ardent qui attendait dédaigneusement que j'en finisse avec ces stupides contingences matérielles.


Il y avait aussi comme une sensation de liberté totale que seule offre la solitude.


J'ai donc patiemment savouré ma Leffe alors qu'une vieillerie soixante dix horriblement suave de Barry White remplissait l'atmosphère de crème chantilly acoustique.


[…] Le sable jouait une musique de cristal sur sa peau. Ses lèvres semblaient repeintes avec une poussière de quartz dorée. Ses yeux marron vert luisaient d'un éclat végétal gorge de chlorophylle, une plante au tempérament carnivore.
[…]
Félin féminin aux ronronnements thermiques.
[…]
Une vague de désir m'a submergée de l'intérieur. Sa bouche et son regard de jungle chaude ont avalés l'univers tout entier. Quand elle m'a embrassée, sa langue s'est fondue dans la mienne, ou l'inverse, en faisant éclater dans mes papilles un goût de noisette et de caramel. La courbe de ses seins dorés, gonflés sous l'acrylique blanc de son débardeur, a déclanché la réaction en chaîne.
[…]
Mon sexe s'est gonflé et a épousé le film antiviral. La chair et les vaisseaux sanguins palpitaient sous la gangue transparente, comme recouverts d'une peinture cristalline. La bouche de Sheila semblait vouloir devenir un appendice de cet étrange organe.


Toute habitude est en fait une sorte de "pilote automatique"de la conscience qui prend le relais après la phase d'apprentissage initiale… un bébé met des semaines pour apprendre à marcher, puis peu à peu, il se met à le faire automatiquement, sans effort apparent… or ceci est valable pour tout le reste… conduire une voiture, lire, écrire, baiser…tout peut être fait sans effort de la conscience, à condition de le pratiquer suffisamment longtemps pour qu'il soit pris en charge par le "pilote automatique"… Mais comme le souligne Wilson, le robot humain est plus efficace que celui de n'importe quel animal. Et c'est cette efficacité qui cause notre perte, car elle engendre paresse et dépendance. Pire, elle engendre l'ennui… et vous savez que l'ennui répétitif produit frustration et surtout dépression, donc perte de l'image de soi, fluctuation chaotique des contours de la personnalité, à la recherche de stimuli extérieurs… c'est la "loi de frustration" qui veut que plus la frustration dure et plus les besoins qu'elle provoque sont exigeants…


Un effort, pensais-je, un effort.
Quelque chose qui vienne rompre la mécanique de l'habitude, le piège de l'ennui.
Oui, car même le meurtre en série finit tôt ou tard par se laisser capturer par une des forces fondamentales de l'esprit, notre cher ami, le "robot de la conscience".
Celui-ci est une machine à apprendre et à oublier, en quelque sorte. C'est lui qui prend peu à peu en charge les faits et gestes dont est composé notre quotidien, jusqu'à ce qu'il devienne une sorte d'ensemble réflexe, ou la "conscience" ne joue, semble-t-il, aucun rôle.
Mais c'est une vue de l'esprit évidemment. Au sens propre, une illusion crée par le cerveau pour se délester des actions "animales" et permettre au cortex de se concentrer sur ce pourquoi il est fait.
Or ce merveilleux dispositif "neurogiciel" recèle en lui un piège fatal. Comme à peu près tout ce qui fait l'humain. Ce piège a été clairement indiqué depuis longtemps par les vieilles religions de l'humanité. Ce piège s'appelle la facilite.
La facilite engendre à la fois dépendance et ennui. Elle est une sorte de trou noir qui aspire inexorablement la conscience si l'on n'y prend pas garde.
Or, au bout de quelques années d'activité intensive, même le meurtre en série peut s'avérer profondément ennuyeux. Et le meurtre en série c'est, quoi qu'on en dise, le loisir absolu. Satisfaction immédiate et répétitive des désirs les plus élémentaires, sexe-destruction.
Il est lui-même le piège fatal. Des lors, la gueule béante du robot de la conscience s'ouvre et avale toute l'énergie mentale déployée pour parvenir à un certain niveau de sensation. La quête est vouée à l'échec, pire, à l'absurde. L'effort se doit d'être amplifie de manière exponentielle, mais le robot de la conscience ne cesse d'avaler tout cela et sa progression est au moins équivalente.
De nombreux vampires-cannibales, par exemple, ont fini par dévorer des parties de leur propre corps, ou boire de leur sang, car le potentiel de sensations éprouvées pendant des années sur la chair de leurs victimes avait été épuisé.
A quel moment l'effort soutenu allait-il parvenir au point de rupture ?


Elle a chuchoté mon nom, dans un souffle qui attendait depuis des siècles.
Sa main s'est enroulée autour de mon bras et je me suis retrouvé soudé à elle.
L'amour ressemble à s'y méprendre au mécanisme des bombes atomiques, deux morceaux de matière fissile rassemblés brusquement pour atteindre la masse critique.
Réaction en chaîne.
Haute énergie.
L'obscurité a tournoyée autour de nous et le contact du lit m'est parvenu comme un signal lointain. Nos bouches ne pouvaient plus se séparer. Mes mains courraient comme des animaux sauvages sur sa peau, s'infiltrant sous le tissu. Une bulle de chaleur unissait nos corps, déjà couverts de notre propre humidité. La présence de sa chair, palpitant sous le mince voile de soie, est devenu la seule réalité de cet univers. Le voile en question n'a pas tenu bien longtemps…


La neuromatrice allait-elle nous échapper pour de bon ? Et n'était-ce pas la logique même de la création, et en particulier de la première forme d'intelligence artificielle digne de ce nom ? Allait-elle nous supplanter définitivement, nous rejetant sans peine dans les musées d'anthropologie ? Homo sapiens sapiens, primate évolué ayant disparu au début du troisième millénaire de son ère chrétienne éliminé par la plus aboutie de ses productions…